Le commissaire à la langue française et son mandat

Allocution

Bonjour à tous,

Je tiens à remercier les organisateurs de ce colloque, messieurs Corbeil, Piché et Marcoux, de l’invitation qui m’a été faite de venir y prononcer quelques mots. Je veux profiter des dix prochaines minutes pour présenter le mandat du commissaire à la langue française et faire des liens avec les conversations que nous avons eues ce matin.

Comme vous le savez sans doute, le poste de commissaire à la langue française a été créé il y a un an à la suite de l’adoption du projet de loi 96. J’ai eu l’honneur d’être nommé à ce poste le 8 février dernier, puis d’entrer en fonction le 1er mars. On a comparé le rôle du commissaire à celui d’un vérificateur général, c’est-à-dire un rôle qui consiste à évaluer le respect et la mise en œuvre par les ministères et organismes des obligations prévues à la Charte de la langue française.

Le mandat du commissaire ne se limite cependant pas à cette fonction de « contrôle » et de « vérification ». Le commissaire doit également contribuer au suivi de la situation linguistique, puis formuler des recommandations à l’intention du gouvernement. Comme vous le savez sans doute, l’Office québécois de la langue française (OQLF) possède déjà, et ce, depuis longtemps, la responsabilité de réaliser un suivi quinquennal de la situation linguistique. Avec la mise à jour de la Charte, l’Office conserve cette responsabilité et doit s’assurer de couvrir plusieurs thèmes dans son rapport, incluant notamment la langue de travail, la langue des services publics, la langue de service dans les commerces, la fréquentation et la réussite des cours de francisation.

Comment s’articule la responsabilité du commissaire par rapport à celle de l’OQLF? Le commissaire se voit attribuer un mandat général de « surveiller l’évolution de la situation linguistique » (article 190), auquel s’ajoute une obligation plus précise (en vertu de l’article 198) de produire, dans les six mois suivant la publication du rapport de l’OQLF, une analyse dans laquelle il recommande notamment « des mesures qui, à son avis, contribuent à ce que les indicateurs visés (par le rapport de l’OQLF) illustrent une évolution favorable à la langue française comme langue commune. » La formulation est intéressante. Le commissaire doit proposer des mesures susceptibles d’influencer la dynamique linguistique en faveur de la langue commune.

Mais qu’est-ce que la « langue commune »? Heureusement, à ce sujet, la Loi offre des balises assez précises. L’article 88.9 stipule que le français, à titre de langue commune, est :

1) la langue d’accueil et d’intégration des personnes immigrantes, leur permettant d’interagir, de s’épanouir au sein de la société québécoise et de participer à son développement;

2) la langue de la communication interculturelle qui permet à tous les Québécois de participer à la vie publique dans cette société;

3) la langue permettant l’adhésion et la contribution à la culture distincte de cette nation.

La Loi indique ensuite que la politique d’immigration du gouvernement du Québec doit être conforme à l’idée de faire du français la langue commune (88.10), puis (article 88.11) elle invite toute personne domiciliée au Québec qui n’est pas en mesure de communiquer en français à faire l’apprentissage de cette langue afin de pouvoir interagir et s’épanouir au sein de la société québécoise.

Il reste à préciser ce que signifie une « évolution favorable » du français langue commune (et son corollaire, une « évolution défavorable »). La Loi ne le précise pas directement. Le seul autre concept susceptible de nous éclairer se trouve à l’article 88.14, où la Loi exige que le gouvernement prenne des mesures « susceptibles d’assurer la pérennité et la vitalité du français ». C’est le seul endroit où sont mentionnés les concepts de « pérennité » et de « vitalité » du français.

Certaines implications de la Loi me semblent plutôt faciles à interpréter, notamment en ce qui concerne l’apprentissage du français. Comme vous le savez, environ 6-7 % des résidents du Québec déclarent ne pas connaître le français, une proportion qui s’élève à environ 20 % chez les personnes immigrantes. Il me semble donc évident que la Loi demande au gouvernement de réduire cette proportion. Le commissaire doit ensuite évaluer si le gouvernement y parvient et, sinon, il doit proposer des mesures pour mieux y parvenir. À combien devrait-on réduire la proportion de gens ne connaissant pas le français avant d’affirmer qu’on a vraiment réussi à faire du français la langue commune? Quel niveau de connaissance devrait-on viser et combien de temps devrait durer l’apprentissage? Ces questions pourraient faire l’objet de nombreuses discussions, dans lesquelles je ne vais pas plonger aujourd’hui.

La situation devient plus complexe lorsqu’on quitte la simple question de la connaissance du français, et qu’on se tourne vers celle plus complexe de l’usage. Qu’est-ce qu’une évolution de défavorable de la langue? Qu’est-ce qu’une évolution susceptible de compromettre sa pérennité ou sa vitalité? Quand on regarde l’usage « le plus fréquent » des langues au travail ou ailleurs dans l’espace public, on constate un écart important entre la population immigrante et non immigrante. Comme l’a montré monsieur Corbeil ce matin, il y avait eu une amélioration, puis une détérioration depuis cinq ans. Pour le français, l’écart est d’environ 25 % entre la population immigrante et la population non immigrante du Québec quant à la propension à utiliser le français le « plus souvent » dans la vie publique (61 % par rapport à environ 84 %). Du côté de l’usage de l’anglais, le plus souvent, l’écart est d’environ 15 % favorable à l’anglais (26 % par rapport à 11 %).

Si on considère la courbe de fréquence d’utilisation du français et de l’anglais, comme l’a montré monsieur Corbeil, le portrait est plus complexe. Mais il reste néanmoins un écart de fréquence qui est réel, favorable à l’anglais et défavorable au français, qui mène à une situation intéressante, où on peut maintenir une proportion importante de la population qui utilise le français dans certaines circonstances, mais une diminution de la fréquence d’utilisation du français à l’échelle agrégée.

Cette observation peut nous amener à poser des questions plus poussées : une baisse de la fréquence d’utilisation du français dans la sphère publique est-elle nécessairement une évolution défavorable? Y a-t-il un seuil à partir duquel la pérennité du français est compromise? Questions difficiles. On sait que deux langues peuvent cohabiter indéfiniment si leurs fonctions sont complémentaires. La langue anglaise, depuis longtemps, en raison de sa position globale, permet de faire des choses que le français ne permet pas de faire : voyager, publier des articles dans les grandes revues scientifiques, accéder à des contenus spécialisés, etc. La raison pour laquelle les Québécois – et les autres peuples de partout – plébiscitent l’apprentissage de l’anglais est précisément pour accéder à ces fonctions particulières, qui viennent élargir leur contexte de choix.

Une répartition claire des rôles entre les langues leur permet de cohabiter dans la pérennité. En réalité, il est cependant assez rare que la division du travail entre les langues soit tranchée au couteau. Dans les sociétés plurilingues, on trouve des zones d’utilisation plus ou moins exclusives de chaque langue, mais aussi des zones de concurrence, où l’usage des langues se négocie ou s’impose de manière contextuelle en fonction des compétences des locuteurs, de leurs préférences, de leurs habitudes et du contexte normatif de l’interaction.

Une grande partie du débat linguistique au Québec vient précisément du fait que l’anglais joue ici ce double rôle de lingua franca globale, qui fait l’objet d’une plus grande acceptation, mais aussi de langue de communication interculturelle, en concurrence avec le français et ses prétentions (ça a été mentionné ce matin). Les données de l’OQLF sur l’usage des langues au travail montrent bien comment ces deux facettes cohabitent : parfois motivé par la nécessité d’interagir avec des clients ou collègues de l’extérieur du Québec, l’usage de l’anglais découle aussi souvent des préférences des locuteurs québécois entre eux, précisément là où le français devrait jouer le rôle de langue commune.

Les dynamiques dans les deux sphères (celle de la lingua franca globale et celle de la langue commune du Québec) ne sont d’ailleurs par causalement indépendantes. L’utilité du français et de l’anglais dans chacun de ces domaines incitent les gens à investir plus ou moins dans leur apprentissage, ce qui, en retour, affecte l’utilité relative de ces langues dans les zones où elles sont en concurrence. Pour le dire autrement, plus l’anglais est utile comme lingua franca, plus on est nombreux à investir dans son apprentissage. En retour, plus on est nombreux à connaître l’anglais, plus il est susceptible de s’imposer comme langue de communication interculturelle dans les zones de concurrence. C’est en raison de cette dynamique que le bilinguisme et le plurilinguisme peuvent engendrer des problèmes d’efficacité, d’efficience et d’équité qui viennent justifier les politiques d’aménagement linguistique et qui ont été bien décrits par des philosophes et économistes comme Philippe van Parijs ou François Grin.

Par conséquent, est-ce qu’une baisse de la fréquence d’utilisation du français dans la sphère publique nuit nécessairement à sa pérennité? Si, dans une entreprise où l’on travaillait autrefois à 90 % en français, l’on travaille aujourd’hui à 50 % en français et à 50 % en anglais, est-ce qu’on assiste à un développement défavorable au français et à sa pérennité? J’aurais tendance à dire « oui », souvent, mais pas nécessairement. C’est moins vrai si l’entreprise s’est largement internationalisée et qu’elle est aujourd’hui très active sur des marchés où l’on ne parle pas français. En revanche, si le français régresse parce qu’on accueille de plus en plus d’employés au Québec qui ne connaissent pas le français ou qui, le connaissant, préfèrent néanmoins utiliser l’anglais comme langue commune, ou, finalement, qu’on assiste à un affaiblissement des attentes normatives, formelles ou informelles, qui soutiennent l’usage du français, il me semble pertinent de parler d’évolution défavorable et de se questionner sur les enjeux d’équité, d’efficacité et d’efficience qui découlent de cette situation.

Alors je n’irai pas plus loin aujourd’hui, j’aurai l’occasion de revenir amplement sur ces questions au cours de mon mandat, mais j’accueille évidemment de manière très favorable l’idée selon laquelle on doit dépasser les discussions qui se limitent aux indicateurs classiques. Il faut se donner les moyens analytiques et statistiques de cerner les tendances actuelles dans toute leur complexité, de cerner les enjeux pratiques qui sous-tendent les préoccupations parfois antagonistes qui sont avancées dans l’espace public, puis d’alimenter un débat démocratique à la fois sain et éclairé sur l’aménagement linguistique.

Je vous remercie.