La place du français en enseignement supérieur (mot d’ouverture)

Allocution

Bonjour à tous,

Je remercie infiniment la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) pour l’organisation de ce colloque et pour son invitation à venir y prononcer un mot d’ouverture.

La question de la place du français en enseignement supérieur a gagné en saillance au cours des dernières décennies. Cette évolution n’est pas étrangère à la place croissante de l’enseignement supérieur au sein de la société québécoise.

Depuis l’adoption de la Charte de la langue française, en 1977, le Québec est passé d’une situation où l’enseignement supérieur était réservé à une petite élite à une situation où une majorité de jeunes Québécois y accèdent.

Aux côtés du million de Québécois qui fréquentent le système scolaire, on compte aujourd’hui un demi-million de personnes inscrites chaque année dans un collège ou une université.

Aux onze ans de scolarité obligatoire du primaire et du secondaire s’ajoutent aujourd’hui 3, 4, 5 ans d’études postsecondaires, voire davantage. Certains, comme moi par exemple, poussent l’audace jusqu’à passer plus de temps dans l’enseignement supérieur qu’ils en ont passé dans l’enseignement primaire et secondaire réunis.

L’importance de l’enseignement supérieur dans le développement des compétences et des attitudes linguistiques est difficile à nier.

Nos comportements linguistiques s’y développent parallèlement à notre découverte de nouveaux domaines du savoir. Ils se forgent au gré des rencontres et des nouvelles amitiés qui se superposent, et parfois remplacent celles du secondaire.

On établit au cégep et à l’université les bases de réseaux professionnels sur lesquels on s’appuie lors de notre entrée dans la vie active.

Il ne s’agit pas de prétendre que les comportements linguistiques se figent de manière immuable au cégep ou à l’université. On sait que des événements ultérieurs – comme la création d’une famille, le premier emploi ou l’établissement dans une ville ou un quartier – y contribuent tout autant. Mais il serait également faux de prétendre que l’enseignement supérieur ne représente qu’une simple parenthèse entre la fin du secondaire et le début de la vie active.

Il faut également souligner le rôle croissant de l’enseignement supérieur dans l’accueil et l’intégration des immigrants à la société québécoise.

Depuis une dizaine d’années, notamment, le développement du Programme de l’expérience québécoise a fait des études supérieures au Québec une avenue de choix pour accéder à la résidence permanente. Il s’en est suivi une augmentation substantielle du nombre d’étudiants étrangers, de sorte qu’une part croissante de l’immigration est aujourd’hui composée de gens déjà établis au Québec depuis un certain nombre d’années, notamment comme étudiants.

Cette situation inédite nous oblige à nous demander si les compétences acquises dans l’enseignement supérieur préparent les Québécois issus de l’immigration à intégrer une société où le français est – comme le précise la Charte de la langue française – la seule langue publique commune.

Ces changements découlant de l’internationalisation de l’éducation ne sont pas les seuls qui traversent l’enseignement supérieur. Il faut y ajouter ceux associés à une évolution technologique sans précédent qui transforme aujourd’hui nos vies en profondeur : virtualisation et plateformisation du monde, intelligence artificielle, les enjeux ne manquent pas.

Je vous soumets, pour l’illustrer, deux anecdotes qui décrivent des situations aujourd’hui normales, mais qui auraient été impensables non seulement dans le monde d’il y a quinze ou vingt ans – quand je faisais ma thèse de doctorat –, mais aussi dans celui d’il y a seulement cinq ans.

Première anecdote : pendant la pandémie, j’ai complété une maîtrise en administration des affaires, que j’ai faite en formation à distance. Dans un cours, j’ai eu à préparer un travail de session avec trois collègues francophones qui étaient respectivement situés à Haïti, en Côte d’Ivoire et en France. En dehors de la difficulté à trouver un créneau horaire commun, notre microcosme de la francophonie a très bien fonctionné. Comme plusieurs, sans la pandémie, il n’est pas certain que j’aurais pris aussi rapidement conscience de cette possibilité de collaboration francophone à grande échelle.

Deuxième anecdote : il y a quelques semaines, un ami m’a partagé la version PDF d’un texte publié en anglais il y a une dizaine d’années dans une revue philosophique. Je l’ai mis dans un traducteur automatique en ligne, gratuit, qui m’a livré 10 secondes plus tard une version française complètement mise en page. J’ai téléchargé le texte sur mon téléphone intelligent et, plutôt que de le lire, j’ai activé la fonction « lecture vocale » et j’ai écouté la version française du texte de mon ami en faisant une balade en ski de fond. Si je n’avais pas su que ce texte technique de 20 pages avait été traduit en 10 secondes par un robot, j’aurais pensé qu’il s’agissait de la version originale française.

Je ne veux pas donner l’impression, à travers ces anecdotes, de défendre une vision naïve ou démesurément optimiste de la technologie, mais il reste que ces développements inédits – à la fois stimulants et déroutants – viennent, à mes yeux, questionner la division du travail linguistique qui s’est imposée au cours des dernières décennies dans l’enseignement supérieur et la recherche.

On a dit que le poste de commissaire à la langue française équivalait à une sorte de « vérificateur général » de la politique linguistique. Ce n’est pas faux, mais c’est un poste qui m’amènera plus largement à observer et à témoigner des transformations linguistiques en cours dans la société, notamment dans l’enseignement supérieur et la recherche, et à informer les parlementaires, et le public, des enjeux qui en découlent.

Je suis très heureux d’être ici aujourd’hui pour écouter et participer aux discussions et je vous remercie beaucoup de m’avoir invité.