7 arguments en faveur de la découvrabilité des contenus culturels francophones

Allocution

Bonjour à tous,

Je vous remercie infiniment de l’invitation. En me préparant pour cet événement, j’ai cherché à prendre un pas de recul. Je me suis demandé pourquoi la découvrabilité des contenus culturels francophones devait nous intéresser. Ne peut-on pas simplement laisser les gens écouter et regarder ce qu’ils veulent, dans la langue qu’ils veulent? Y a-t-il quelque chose de plus privé, de plus intime, que le choix que l’on fait d’écouter tel ou tel film, série, liste d’écoute ou balado?

Si l’État n’a pas d’affaire dans la chambre à coucher des gens, pourquoi aurait-il affaire dans leur télévision ou téléphone intelligents? Cette question m’intéresse parce qu’elle est étroitement liée à la question linguistique. Si les gens sont chez eux et décident de ne rien écouter en français, en quoi ça peut être un enjeu pour moi, pour vous ou pour nous? 

J’ai donc tenté de faire la liste des raisons potentielles de promouvoir la découvrabilité des contenus culturels en français. J’ai trouvé sept raisons. Certaines raisons me semblent meilleures que d’autres mais, prises ensemble, je pense qu’elles constituent un argumentaire assez fort :

  • les emplois en culture;
  • les préférences réelles;
  • les préférences sociales;
  • la diversité des contenus culturels;
  • l’espace public;
  • la valeur de la langue;
  • les compétences et attitudes linguistiques;

Les emplois en culture

Mon premier argument est de nature économique. Il concerne la protection des emplois et des investissements dans le secteur culturel. C’est un argument important, évidemment, pour ceux qui y travaillent ou qui y ont investi. Cela dit, pour le reste de la société, je ne suis pas sûr que ce soit l’argument le plus convaincant.

D’un point de vue purement économique, en effet, il n’y aurait pas d’enjeu majeur à ce que le Québec ne produise pas de culture. Il pourrait simplement produire autre chose. Après tout, il y a plein de choses qu’on ne produit pas au Québec : des voitures, des téléphones intelligents, des bananes, etc. Ça ne nous empêche pas d’en consommer. Pourquoi en irait-il autrement des films, des séries, des chansons ou des balados? On pourrait simplement décider qu’on importe toute notre culture des États-Unis et que, en échange, on continue de se spécialiser dans les secteurs où on a un avantage concurrentiel : l’aluminium, le minerai de fer ou les moteurs d’avion.

Les préférences réelles

Mon deuxième argument économique prend donc la défense des consommateurs. Il consiste à dire que les algorithmes actuels ne répondent pas aux préférences des clients du Québec. Les Québécois, du moins c’est encore le cas des 40 ans et plus, aiment leur télévision, leur musique, leurs vedettes. Si les algorithmes sont calibrés pour répondre au public nord-américain, ils peuvent ne pas satisfaire les préférences des Québécois. Ainsi, en favorisant la découvrabilité des contenus culturels en français, on viendrait pallier un échec de marché, lié à l’incapacité des technologies à segmenter adéquatement les publics. 

Cet argument a du poids, mais il reste partiel. Que fait-on si, plus fondamentalement, on s’aperçoit que les gens ne s’intéressent tout simplement pas à la culture québécoise ou francophone? C’est un argument que l’on rencontre souvent : fondamentalement, le problème serait la qualité, et non la découvrabilité, de l’offre culturelle en français. Si les produits offerts étaient de qualité, les gens les choisiraient. 

Les préférences sociales

Un troisième argument consiste donc à rappeler que les préférences culturelles sont en grande partie des préférences sociales. Elles ne sont pas fixées comme ça dans l’abstrait, mais elles sont très largement influencées par des facteurs contextuels et sociaux. On pense qu’on aime une série ou un groupe de musique pour ses qualités intrinsèques mais, souvent, nos choix sont influencés par nos parents et nos amis, avec qui on prend plaisir à discuter de la dernière série ou du dernier album que l’on a écoutés.

Cet argument est intéressant parce qu’il nous rappelle que la culture n’est pas un phénomène strictement individuel. Certes, on peut se divertir seul devant une série ou un jeu vidéo, mais il y a aussi un plaisir intrinsèque au fait de partager ce plaisir, d’entrer en résonance avec autrui. Si on rend découvrables les contenus québécois et francophones, on augmente les chances que les gens vibrent aux sons de la même musique, ou encore qu’ils se retrouvent pour écouter les mêmes séries ou films.

C’est un argument valide, mais qui a aussi ses limites. Quelqu’un pourrait reconnaître qu’il est socialement pertinent de partager des œuvres culturelles, mais nier la nécessité que ces œuvres doivent être francophones ou québécoises. Si tous les enfants de la planète vibrent en même temps au son de la Reine des neiges, qu’ils discutent ensemble d’Harry Potter ou de Fortnite, quel est l’enjeu?

La diversité des expressions culturelles

Quels sont donc les arguments en faveur de la découvrabilité des contenus proprement québécois ou francophones? C’est ici qu’on fait généralement intervenir des considérations portant sur la valeur de la diversité des expressions culturelles. Celui qui me semble le plus pertinent, c’est mon quatrième argument, qui consiste donc à soutenir que la diversité culturelle est un avantage à l’échelle de l’humanité. 

En expérimentant plusieurs manières d’être, de penser, de vivre, etc., l’humanité évite, en quelque sorte, de mettre tous ses œufs dans le même panier. Le fait qu’il existe une diversité de cultures permet aux participants de chaque culture d’élargir, au besoin, leurs horizons et d’imaginer d’autres manières de faire les choses. Ce qui ne serait pas possible dans un monde culturellement homogène. C’est un argument qui me semble assez fort.

L’espace public

Mon cinquième argument fait également intervenir la diversité culturelle, mais cette fois dans sa relation avec la démocratie. Cet argument insiste sur le rôle politique et social des contenus culturels au sein des sociétés démocratiques. La musique, la télévision et le cinéma sont là pour nous divertir mais, en nous divertissant, ils font aussi autre chose : ils thématisent des enjeux sociaux, ou encore des valeurs et des tensions qui existent dans la société.

Quand un artiste vit une réalité, qu’il peut librement la transposer à l’écran, puis la communiquer à des millions de personnes, qui en discutent en petits groupes en famille ou au bureau, on crée un cercle vertueux qui alimente la démocratie. Si les gens s’alimentent uniquement à des contenus culturels produits par des gens qui vivent dans un contexte culturel, économique ou politique différent, par exemple les États-Unis, ce cercle vertueux est fortement affaibli. On ne parvient plus à saisir les enjeux qui existent dans notre société et à les thématiser dans une discussion qui touche une part importante des citoyens. 

Cet argument, qui fait le lien entre la découvrabilité et l’existence même d’un espace public au sein duquel peut prendre forme la discussion démocratique, est selon moi le plus fort en faveur de la découvrabilité des contenus culturels en français. Il vaut pour les contenus culturels, mais il est évidemment encore plus fort pour les contenus informationnels ou journalistiques.

La valeur de la langue française

Comme je suis commissaire à la langue française, je vais terminer avec deux arguments plus étroitement liés à la question du français. Mon sixième argument concerne ainsi la valeur de la langue française. 

Ceux qui apprennent des langues le savent, c’est quand même plus intéressant d’apprendre une langue qui est utile, que ce soit parce qu’elle nous donne accès à un vaste bassin de locuteurs – c’est le cas du français – ou encore parce qu’elle nous ouvre sur un large corpus d’œuvres culturelles, scientifiques, intellectuelles, etc. En français, ce large corpus existe, mais, sans la découvrabilité, on ne peut pas en percevoir la valeur. Accroître la visibilité du corpus, c’est accroître la valeur de la langue. D’abord auprès de ses locuteurs actuels, mais aussi auprès de ses locuteurs potentiels qui se demandent si ça vaut la peine d’investir dans l’apprentissage du français.

Les compétences et attitudes linguistiques

Mon septième et dernier argument concerne les compétences et les attitudes linguistiques. Aujourd’hui, plusieurs jeunes au Québec et ailleurs dans le monde sont davantage exposés au langage par l’entremise des écrans que par le biais de contacts réels avec de vraies personnes, que ce soient leurs parents, leurs amis ou leurs enseignants. Sur 100 mots que vos enfants entendent dans une journée, combien viennent de vous, de leurs amis ou de leurs enseignants, et combien viennent d’un inconnu par le biais d’un appareil électronique?

Si la majeure partie de leur consommation en ligne est dans une langue autre que le français – c’est-à-dire en anglais dans la plupart des cas – il est difficile de voir comment leurs compétences et leurs attitudes linguistiques pourraient ne pas en être affectées. Certes, la scolarisation obligatoire en français fait en sorte que tout le monde ou presque qui grandit ici en viendra à maîtriser cette langue, mais il y a un risque que le français soit perçu comme une langue scolaire. « Le français, c’est la langue des profs et des devoirs », pour citer un enfant que je connais. Pour s’exprimer de façon spontanée, pour partager nos émotions, pour dire les « vraies choses », il nous semblera plus naturel d’utiliser la langue qu’on aura le plus entendue et qu’on aura entendue dans une plus grande diversité de contextes sociaux et affectifs. 

Cet enjeu – celui de l’effet du numérique sur les compétences et attitudes linguistiques – existe chez tous les groupes au sein de la société québécoise, mais il est encore plus préoccupant chez ceux, parmi les jeunes, qui sont moins exposés au français en dehors du contexte de la scolarisation. Évidemment, je préfère qu’on maîtrise le français comme une langue scolaire que pas du tout. Toutefois, quand je regarde la Charte de la langue française, j’y trouve une visée qui est beaucoup plus grande, qui est de faire du français la langue de communication interculturelle et qui est aussi d’en faire la langue de participation et de contribution à la culture du Québec.

Je ne sais pas si cette liste d’arguments en faveur de la découvrabilité est exhaustive, mais elle me semble largement justifier notre présence ici aujourd’hui. J’espère que nos discussions seront riches et je remercie de nouveau les organisateurs.